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"Cas intéressant" (Annotation de J.S. sur son dernier bulletin scolaire)

Il fait son malin, souvent. Ecoutez, lisez-le : l’on croirait qu’il s’octroie de grandes parts de liberté, des bouffées d’aventures, au hasard de ses passions ou de ses emportements. Or, il s’est bizarrement réveillé, tôt ce matin : il avait encore en lui le rêve qui l’a mal fait dormir. Il semble qu’il a côtoyé une certaine Michèle toute la nuit durant. Ils sont assis dans un amphithéâtre universitaire, parmi de nombreuses autres personnes qui comme eux sont sortis de cars de tourisme. Peut-être mangent-ils... Ils ne sont pas installés au même rang mais, s’étant comme reconnus il va la retrouver de temps en temps. Pas vraiment de discussion à propos de leurs vies depuis le lycée. Bref, tout cela finit dans l’imminence du retour un peu bousculé ou nerveux vers les cars. Sans doute ne voyagent-ils pas dans les mêmes, car c’est à la dernière minute qu’il note à son attention son adresse mail.

Il s’est réveillé avec ça en lui, donc. Puis, sorti dans le jardin, il s’est retrouvé dans un temps obscur, tout encombré de la poix d’un brouillard serré. Tout à coup, il est devenu nerveux parce que ce temps est le même que dans ses souvenirs de Michèle, au lycée, quand chaque matin il était dans l’attente d’un miracle possible : cette fois il se passerait quelque chose, ils vivraient leur drôle d’amour vaguement passionné. Mais chaque matin que le crétin de dieu fasse, il n’était arrivé à rien produire. A demi allongé sur des chaises d’une grande salle de télévision qui à cette heure n’était pas éclairée, confit derrière les rideaux noirs qui la séparaient du grand hall, il ne faisait que rêver qu’elle viendrait l’y retrouver et que le miracle alors aurait lieu. C’est arrivé une fois : sans doute exaspérée par son immobilisme, elle était entrée, était passée derrière lui et lui avait vivement et légèrement baisé les lèvres, déjà repartie sans un mot. C’est tout. Première, Terminale... le bac et pfuit, envolés, elle vers une grande école de Paris, lui dans une vague université de province. Fin.
Ce qu’il ne sait toujours pas vraiment, c’est si les autres ont comme lui l’impression de n’avoir jamais vécu que des amours détachés du cour normal de l’existence. Non, à la réflexion évidemment pas, puisque il se rappelle son meilleur ami les remportant, littéralement, alors que lui les cueillait, ou plus exactement les accueillait. Michèle en son temps avait été trop jeune ; les étudiantes, elles, savaient vraiment oser. En fait, il avait toujours été plutôt lâche, et en avait finalement souffert. L’âge, finissant toujours par chercher des raccords à une vie qu’on commence tôt et soudainement à voir derrière soi, avait rattrapé sa pleutrerie, avait renfoncé plus profondément en lui les couteaux des échecs de toutes sortes et surtout bien sûr amoureux, l’amenant de gré et plutôt de force à enfin les considérer. Jusqu’à ce qu’il se demande, l’ère du tout-psychologie régnant, si sa maman qui l’emprisonnait dans son amour égoïste, dans les limites du nid, n’y avait pas été par hasard pour quelque chose ; ainsi que ses “profs”, dans le registre d’abord “d’une sorte d’autisme”, puis de “génie”, par là ayant en quelque sorte prolongé les tentacules maternelles et raffermi la tutelle du trésor ?
Cette réflexion n’ a pas arrangé les choses, si ce n’est qu’elle l’a enfin réintégré dans le monde affreusement banal qui auparavant n’était qu’extérieur. Mais c’est encore être magnanime que de lui accorder ne serait-ce que la réalité de cet extérieur puisque ce genre d’apprentissage se joue dans l’enfance et que la sienne non seulement ne le lui permit pas mais encore, et peut-être bien de ce fait, passa intégralement dans la lecture. Il s’en fit une force, s’amusant à répéter à l’envi qu’il en était à la Bibliothèque Verte à l’âge où l’on sort à peine d’un Oui-Oui ; jouant donc sans prétention à mesurer sa supériorité sur les autres enfants (que d’ailleurs il n’aimait pas), renforcé dans cette conviction par l’estime d’un grand écrivain comme d’un prof qui en Première avait déclaré que ses essais et dissertations “relevaient” de l’Ecole Normale. Tout cela pourrait paraître seulement ridicule si son existence, de fait mal engagée, ne s’était pas aggravée par la culture de ce qui eut dû au contraire l’élever. Une chose très importante doit être révélée : que très tôt il se soit de la sorte “amusé “ et ait “joué” ne témoigne pas d’un orgueil bouffi (il était plutôt timide et faible) mais d’une conscience évidemment anormale du décalage subi... Ce qui lui aura donné bientôt l’allure d’un cynique, et encore plus tard d’un humoriste, et maintenant d’un comique pessimiste. C’est plus fort que lui, il tache éperdument toujours de faire rire quand il y a du monde et y parvient, quitte à se faire traiter de clown par des gens dont il veut pourtant le bien_ par la distance qu’accorde le rire. Mais la distance à évaluer est la marge de sécurité entre lui et la vie et eux toujours plus forts (socialement avant tout), aussi de celle entre lui avec eux qu’au fond il aime et devine immédiatement et le monde futile, grave et blessant dont ils s’écartent alors. Une de ses blessures a été d’ailleurs longtemps de se croire après tout que “gentil”.




Penser à verser au dossier d’une prochaine autopsie de ce héros: don inexploité ou avorté pour la musique et le chant, ainsi que ses quelques coups de maître dans la vie malgré tout (”Toi, tu es doué pour la vie”, l’enviait-elle).

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